Par Maxim A. Suchkov, rédacteur en chef de la rubrique Russie / Moyen-Orient d’Al-Monitor. Il est expert non résident au Russian International Affairs Council et au Club de discussion international de Valdai. La version originale de cet article a été publiée le 24 janvier sur Al-Monitor « Putin, Erdogan agree on Idlib but maneuver on Kurds ».
Alors que Moscou et Ankara ont convenu de renforcer leur coopération pour combattre Hay’at Tahrir al-Cham dans la province d’Idlib, la proposition de Poutine sur la « zone de sécurité » dans le nord-est de la Syrie a fait réfléchir Erdogan, du moins jusqu’aux prochaines négociations du sommet d’Astana.
Bien que la rencontre très attendue entre les présidents de la Russie et de la Turquie à Moscou le 23 janvier n’ait pas apporté de réponses à toutes les questions imminentes auxquelles les deux pays sont confrontés en Syrie, elle a fourni des indices importants sur les divergences respectives et comment ils peuvent y faire face.
Le président Vladmir Poutine a souhaité la bienvenue à son homologue turc Recep Tayyip Erdogan, en lui attribuant, à travers son engagement, des chiffres impressionnants dans le commerce bilatéral.
« Au cours des dix premiers mois de 2018, le commerce bilatéral a augmenté plus que l’année précédente. Le nombre de touristes russes qui ont visité la Turquie l’année dernière a augmenté de 30% pour atteindre le nombre record de 6 millions. Monsieur le Président, mon cher ami, c’est en grande partie grâce à vous personnellement. C’est votre réussite personnelle, parce que vous accordez une grande attention à cette question », a dit M. Poutine, démontrant ce qu’il a maîtrisé ces dernières années dans ses multiples contacts avec les dirigeants du Moyen-Orient – l’art de la flatterie.
« Il ne fait aucun doute que le développement de nos relations a un effet d’entraînement sur la sécurité régionale. Il ne fait aucun doute que notre solidarité apporte une contribution significative à la sécurité régionale », a répondu M. Erdogan.
Les deux hommes sont ensuite partis pour une discussion en tête-à-tête avec les membres des délégations qui se sont joints aux dirigeants pour une rencontre de trois heures en tout.
Poutine a salué la qualité de ses entretiens avec M. Erdogan ainsi que d’autres sommets organisés dans le cadre du sommet d’Astana avec le président iranien Hassan Rouhani concernant la formation du Comité constitutionnel pour la Syrie.
« Le format Astana reste actuellement le mécanisme le plus efficace pour régler le conflit en Syrie. […] Nos réunions sont toujours complètes et fructueuses, sans aucune exagération. Cela donne de bons résultats en termes de travail pratique. En particulier, les sommets russo-turco-iranien dans le cadre du processus d’Astana sont très utiles dans la mesure où ils se sont concentrés sur le développement d’un accord en Syrie. Nous avons convenu d’organiser un autre sommet comme celui-ci en Russie bientôt. Avec M. le Président, nous nous sommes déjà mis d’accord sur le lieu et la date provisoire. Nous devrons également la coordonner avec nos partenaires iraniens », a dit M. Poutine.
La partie peut-être la plus révélatrice de la conférence de presse a été lorsque Poutine a parlé des efforts européens visant à saper le travail du groupe Astana. Avant la rencontre avec M. Erdogan, Moscou s’est procuré une lettre adressée au Secrétaire général des Nations Unies, Antonio Guterres, que des représentants de la France, du Royaume-Uni et de l’Allemagne auraient écrite. Poutine, citant la lettre, a déclaré que les trois hommes avaient fait pression sur António Guterres pour exiger que Staffan de Mistura, avant de quitter son poste d’envoyé de l’ONU en Syrie, bloque les décisions du groupe Astana concernant la formation du Comité constitutionnel.
« Franchement, nous avons été choqués d’apprendre ça. Mais nous serons patients et nous continuerons à travailler avec eux », a dit M. Poutine.
L’accord sur la poursuite d’une « lutte antiterroriste conjointe » à Idlib est une autre avancée. Tous deux reconnaissent que la « zone de désescalade » s’est détériorée pour devenir une zone grise contrôlée par Hay’at Tahrir al-Cham. L’idée est maintenant de charger les militaires des deux pays de poursuivre les pourparlers sur les actions et mesures spécifiques à prendre à Idlib. Il est probable que les détails du plan seront finalisés lors de la prochaine rencontre du groupe d’Astana à Moscou.
« La Turquie fait beaucoup pour tenter de remédier à la situation, mais il faut davantage d’actions [bilatérales] pour faire cesser les actes des groupes terroristes », a dit M. Erdogan.
Le processus a été rendu plus difficile par les zones contrôlées par les Kurdes et l’idée d’une « zone de sécurité » parrainée par la Turquie.
La semaine dernière, Moscou a fait part de ses préoccupations au sujet de la zone.
« Nous sommes convaincus que la meilleure et la seule solution est le transfert de ces territoires sous le contrôle du gouvernement syrien, des forces de sécurité et des structures administratives syriennes », a déclaré le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov le 16 janvier.
A la suite des pourparlers avec Poutine, Erdogan a déclaré lors d’une conférence de presse conjointe que Moscou et Ankara n’ont pas de désaccords sur la zone de sécurité dans le nord de la Syrie.
Poutine, cependant, a déclaré la Russie soutient un dialogue entre Damas et les représentants des Kurdes.
« Ce dialogue contribuera à la consolidation de la société syrienne et à la réconciliation nationale et sera utile non seulement pour la Syrie, mais aussi pour tous les États voisins », a-t-il souligné.
Le président russe a également parlé des possibilités de ce qui pourrait se passer « dans le contexte du retrait déclaré des Etats-Unis de Syrie ».
« Si ces plans sont réellement mis en œuvre, ils deviendront une mesure positive et contribueront à stabiliser la situation dans cette région troublée de l’État syrien qui est actuellement contrôlée par des unités kurdes », a dit M. Poutine. D’ici là, les militaires russes et turcs discuteront des perspectives de création d’une « zone tampon » à la frontière turco-syrienne.
Pour sa part, M. Erdogan a souligné « l’importance cruciale » que le retrait prévu des Etats-Unis de Syrie ne laisse pas de place « aux groupes terroristes en liberté ».
Au lendemain de la réunion présidentielle à Moscou, le ministre turc des Affaires étrangères Mevlut Cavusoglu a déclaré que la Turquie a la capacité de créer une « zone sécurisée » en Syrie par elle-même, sans exclure les Etats-Unis, la Russie ou autres « si elles veulent coopérer ».
Il a dit que rien n’était encore certain quant à l’établissement de la zone, mais que les points de vue d’Ankara et de Washington étaient « en ligne à part quelques points ». Il a indiqué que les parties avaient commencé à discuter de la composition de l’administration de Manbij en Syrie, une ville actuellement contrôlée par la milice kurde.
De même, Cavusoglu a soutenu qu’Ankara et Moscou étaient sur la même longueur d’onde en ce qui concerne un règlement politique syrien « sauf sur la question de savoir si le président Bachar al-Assad devrait rester en fonction ». Fait remarquable, Cavusoglu a fait allusion aux contacts indirects en cours entre la Turquie et le gouvernement syrien, mais n’a pas fourni de détails.
Ces remarques sont importantes à la lumière de la mention faite par Poutine lors de la conférence de presse de l’accord d’Adana entre la Turquie et la Syrie. Poutine a fait valoir que l’accord, signé entre les deux pays en octobre 1998, était toujours en vigueur et visait à garantir la sécurité de la frontière turque. Aux termes de l’accord, la Syrie s’est engagée sur cinq points, qui concernent tous les activités du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) ; la Turquie considère le PKK comme un groupe terroriste étroitement lié aux unités de protection du peuple et aux forces démocratiques syriennes.
« La Syrie, sur la base du principe de réciprocité, n’autorisera aucune activité visant à mettre en danger la sécurité et la stabilité de la Turquie qui émane de son territoire. La Syrie n’autorisera pas la fourniture d’armes, de matériel logistique, de soutien financier et d’activités de propagande du PKK sur son territoire », peut-on lire dans le premier principe.
L’accord prévoit également une étroite coordination en matière de sécurité entre Damas et Ankara sur la question, y compris « une liaison téléphonique directe entre les autorités de sécurité de haut niveau des deux pays » et « deux représentants spéciaux chacun dans leur mission diplomatique ».
Au cours des 20 années qui se sont écoulées depuis la promulgation de l’accord, la Syrie et la Turquie se sont trouvées sur une voie tordue en ce qui concerne la mise en œuvre des opérations transfrontalières du PKK. Ce n’est pas non plus la première fois que Poutine presse Erdogan et Assad de réactiver cet accord. Moscou soulève cette question dans les pourparlers avec Ankara et Damas depuis au moins 2016.
Comme le souligne Ruslan Mamedov, Poutine connaît les détails de la question. En 1998, lorsque le dirigeant du PKK Abdullah Ocalan a été expulsé de Syrie et transféré à Moscou, le FSB russe lui a demandé de quitter le pays à la suite d’un accord présumé entre Moscou et Ankara impliquant des radicaux tchétchènes. M. Poutine a pris la tête du FSB en juillet 1998, quelques mois avant les événements, et même alors, il était très probablement bien informé de la complexité de la question.
L’idée de lancer deux réconciliations parallèles – une réconciliation politique entre Damas et les Kurdes et une coordination de la sécurité entre Ankara et Damas – est une idée créative que Moscou a apportée en vue de satisfaire les intérêts mêmes de la Turquie, de la Syrie et des Kurdes. L’idée vise à assurer la sécurité ultime de la première, à accorder le contrôle de la zone de sécurité/zone tampon et une perspective de maintien de l’intégrité de l’État pour la seconde, et à assurer la sécurité en tenant compte de l’avenir politique sous la forme de l’autonomie pour la troisième. La mise en œuvre du plan s’avérera probablement beaucoup plus difficile que la maîtrise de l’art de la flatterie. Mais en l’absence d’une meilleure alternative qu’un scénario de recours à la force, cela mériterait sans doute d’être envisagé à l’approche de la prochaine réunion d’Astana.