La guerre et la sécheresse ont fait chuter la production de blé en Syrie, ce qui a engendré une dépendance vis-à-vis des importations en provenance de Crimée.
Depuis le début du conflit en Syrie en 2011, diplomates et analystes du monde entier ont lutté pour appréhender la complexité du conflit. Toutefois, rares sont ceux qui semblent avoir accordé beaucoup d’attention aux tendances à long terme qui affecteront la vie dans le pays au cours des prochaines décennies. L’une des plus cruciales est la production de blé du pays en guerre, ou plutôt l’absence de cette production.
La Syrie, autrefois un pays autosuffisant en blé, a vu ses niveaux de production chuter au cours de la guerre, laissant le pays dépendant des importations de céréales de Crimée, péninsule annexée par la Russie en 2014.
La détérioration de la production intérieure de blé menace non seulement d’aggraver les difficultés économiques actuelles, mais pourrait également conduire à de nouvelles crises politiques et humanitaires, avec des retombés qui vont bien au-delà des frontières du pays.
Instaurer la stabilité sociale
L’importance économique et politique du blé provient du fait qu’il est le principal ingrédient du pain, le produit alimentaire le plus essentiel consommé quotidiennement par chaque famille syrienne.
À partir des années 1960, sous la direction du parti Baath, l’État a pris le contrôle total de la production de blé, investissant dans l’irrigation, construisant de grandes installations de stockage, subventionnant les cultivateurs et monopolisant l’achat de la récolte. Dans l’état d’esprit du gouvernement, la sécurité alimentaire et les produits de base subventionnés soutenaient la stabilité sociale et politique.
Deux grands barrages et de nombreux projets d’irrigation sur l’Euphrate, traversant trois provinces (Raqqa, Deir Ez-Zor et Hassakeh), ont permis à la région d’assurer 70% de la production nationale de blé.
Au milieu des années 1990, la Syrie est parvenue à « l’autosuffisance en blé », et ce malgré le doublement de sa population depuis 1970.
Une grave sécheresse entre 2007 et 2010 a entraîné des pertes massives de récoltes qui ont eu un impact dévastateur sur les communautés locales et forcé le pays à recommencer à importer des céréales. Dans les régions de Raqqa, Deir Ez-Zor et Hassakeh, 80 % de la population est tombée sous le seuil de pauvreté et 300 000 familles ont abandonné leurs villages et hameaux pour s’installer dans les banlieues toujours plus nombreuses de Damas et Alep, où les habitations illégales se sont multipliées.
Le conflit en cours, qui a commencé en 2011, a ravagé les régions susmentionnées, amenant un groupe de scientifiques à conclure que la sécheresse était l’un des principaux facteurs contribuant au conflit syrien.
Dans les provinces de Raqqa, Deir Ez-Zor et Hassakeh et dans d’autres régions où l’on cultive du blé, comme la plaine de Horan au sud et la plaine de Ghab au nord-ouest, la production de blé de la Syrie est tombée de 4 millions de tonnes en 2011 à 1,7 million en 2017. Pour ne rien arranger, les conditions climatiques défavorables ont encore réduit la production à 1,2 million de tonnes en 2018, un plus bas niveau en 29 ans selon l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture. Entre-temps, on estime que le pays consommera le double de cette quantité, soit 2,5 millions de tonnes de blé en 2019.
La forte baisse de la production locale, due à la destruction des installations de stockage et des moulins, a conduit les boulangeries publiques à augmenter à un moment donné le pourcentage de son dans le pain subventionné afin d’économiser sur la farine.
Un soutien sanctionné
Pour satisfaire les besoins locaux et compenser la baisse de la production intérieure, le ministre syrien du commerce intérieur a déclaré en juin que le pays prévoyait d’importer 1,5 million de tonnes de blé en 2018. La plus grande partie proviendrait d’un allié clé en temps de guerre : la Russie.
La Syrie a acheté 200 000 tonnes de blé russe en janvier, selon des sources citées par les médias d’Etat russes, et prévoit d’acquérir des quantités similaires en février et mars. Une part importante de ces importations importantes de céréales proviendra de la péninsule de Crimée, que la Russie a annexée en 2014.
Selon les données portuaires et maritimes recueillies par Reuters en 2017, la Syrie était le deuxième plus gros consommateur de blé de Crimée après le Liban, avec 75 000 tonnes. La route maritime directe entre Sébastopol en Crimée, le plus grand port russe sur la mer Noire, et le port syrien de Tartous, établi à la mi-2018, signifie que la Syrie sera probablement en tête de liste cette année.
Cette bouée de sauvetage demeure malgré les sanctions financières américaines et européennes visant la Crimée et la Syrie. En plus de stimuler l’économie de Crimée, elle permet à Damas de fournir du pain quotidien à la population à un prix subventionné de 50 livres syriennes (0,1 dollar) pour 1,3 kg.
Les graines de la guerre
La superficie des terres cultivées dans les régions Raqqa, Deir Ez-Zor et Hassakeh est tombée à moins d’un quart de son niveau d’avant-guerre, selon une estimation des forces démocratiques syriennes soutenues par les États-Unis, qui contrôlent actuellement cette zone. En l’absence d’enquêtes précises, la part actuelle de la région dans la production nationale de blé ne peut être déterminée. De son côté, le gouvernement syrien, par l’intermédiaire de médiateurs, continue d’acheter du blé produit dans les zones contrôlées par les Kurdes.
Les sémences sont sans doute un atout plus stratégique que les champs de pétrole qui parsèment la région. Tant que les forces militaires américaines resteront dans le nord-est de la Syrie aux côtés de leurs partenaires kurdes, il est peu probable qu’un conflit éclate pour l’approvisionnement en blé. Cependant, le président américain Donald Trump n’a cessé de tergiverser sur l’engagement des forces américaines, et leur maintien en place n’est pas garanti.
A long terme, l’intérêt commun de redévelopper les terres agricoles gravement dégradées sera une motivation majeure pour Damas et l’administration kurde autonome autoproclamée du nord-est de la Syrie à poursuivre les négociations.
De telles négociations sont d’autant plus nécessaires que les tensions se prolongent avec la Turquie voisine. Damas et Ankara n’ont pas réussi à se mettre d’accord à plusieurs reprises sur un « accord équitable » pour les parts de l’eau, même lorsque leurs relations ont atteint des sommets historiques et positifs au début des années 2000.
Au fil des ans, la Turquie a construit de nombreux barrages sur l’Euphrate, dont le plus important est le barrage d’Atatürk ouvert en 1992. Les conséquences pour la production agricole de ses voisins, non seulement la Syrie mais aussi l’Irak, ont été catastrophiques.
Ces barrages ont entraîné une baisse du niveau des eaux de l’Euphrate côté syrien, ce qui a entraîné une grave dévastation des terres agricoles et une diminution des ressources en eau disponibles pour l’irrigation. L’hostilité manifeste de la Turquie à l’égard des Kurdes et de Damas rend peu probable une solution à l’amiable.
Même si Damas parvenait aujourd’hui à un accord avec les Kurdes et la Turquie voisine, la Syrie aurait besoin de beaucoup d’efforts, de ressources et de temps pour relancer son secteur agricole.
Les raffineries de pétrole de fortune qui ont vu le jour au cours de la guerre ont pollué de vastes étendues de terres agricoles. La Syrie a également perdu un important savoir-faire lorsque le Centre international de recherche agricole dans les zones arides, basé à Alep, l’une des plus importantes banques de semences du monde, a été détruit durant le conflit.
Sur le plan climatique, les experts prédisent que des conditions climatiques défavorables, pires que la sécheresse de 2007-2010, sont attendues dans un avenir proche.
Les importations de blé et les subventions sur le pain continueront de peser sur les finances du pays pendant des années.
L’ironie de l’histoire ne doit pas être ignorée ici. La terre qui a connu la première révolution agricole il y a près de 12 000 ans est à peine capable de nourrir ses habitants aujourd’hui. Et les terribles dommages infligés pendant le conflit actuel pèseront sur les générations futures de Syriens pour les décennies à venir. Ce pourrait être, de loin, l’héritage le plus destructeur et le plus durable de la guerre syrienne.
Cet article a été traduit et édité par Syria Intelligence (AsiaTimes.com, par Fadi Esber, le 15 mars 2019).